h%^* yrn- ... '^ork BALTHASAR CALMANN-LÉVY. ÉDITEURS DU MEME AUTEUR Format gran(lin-18. BALTHASAR { VOl. LE CRIMK DE SYLVESTRE BONNARD [Ouvraje couronné par l'Académie française) l'étui de nacre HISTOIRE COMIQUE LE JARDIN d'ÉPICURE JOCASTB ET LE CHAT MAIGRE LK LIVRE DE MON AMI LE LYS ROUGE LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD. . . . LE PUITS DE SAINTE-CLAIRE LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUB . . . THAÏS LA VIE LITTÉRAIRE 4 — HISTOIRE CONTEMPORAINE I. — l'orme du mail 1 vol. II. — LE MANNEQUIN d'oSIER 1 — III. — l'anneau d'améthyste 1 — IV. — MONSIEUR BERGERET A PARIS 1 — EDITION ILLUSTRÉE CLio {Illustrations en couleurs de M ucha) 1 vol. éllILB COU.N ET C'« — IMPRIMEKIK DE LAGXY BALTHASAR PAK ANATOLE FRANGE ,iMxJ^ DB L'ACADEMIE FRANÇAISE >A>L- ^ftri îP^^r ;• /:.00T U 1919 i^^ C-L ^ ''^ ^ CALM Droits de tra îuction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Hollande. Au vicomte Eugène Melchior dr Vogûe^ BALTHASAR 7265 1 CITY OF NEW YOm BALTHASAR Magot rege» fere habuit Orient, Tertull. I En ce temps-là, Balthasar, que les Grecs ont nommé Saracin, régnait en Ethiopie. Il était noir, mais beau de visage. Il avait l'esprit simple et le cœur généreux. La troi- sième année de son règne, qui était la vingt- deniième de son âge, il alla rendre visite à Balkis, reine de Saba. Le mage Sembo- bitiset Teunuque Menkéra l'accompagnaient. Il était suivi de soixante-quinze chameaux, portant du cinnamome, de la myrrhe, de 4 *. : .' ; // ' . BALTHASAR la pôiidré d.'or ei,àes dents d'éléphant. Pen- dant qu'ils cheminaient, Sembobitis lui en- seignait tant rinflijence des planètes que les vertus des pierres^ et Menkéra lui chantait des chansons HtUi*giques; mais il ne les écoutait pas el il s'atnusait à voir les petits 'iihçicals'. assis sur leur derrière, les oreilles drôùesv'/à* Fiiorîzon des sables. Enfin, après douze jours de marche, Bal- thasar et ses compagnons sentirent une odeur de roses, et bientôt ils virent les jardins qui entourent la ville de Saba. Là, ils rencontrèrent des jeunes filles qui dansaient sous des grenadiers en fleurs. — La danse est une prière, dit le mage Sembobitis. — On vendrait ces femmes un très grand prix, dit l'eunuque Menkéra. Étant entrés dans la ville, ils furent émerveillés de la grandeur des magasins, des hangars et des chantiers qui s'étendaient devant eux, ainsi que de la quantité de marchandises qui y étaient entassées. Ils marchèrent longtemps dans des rues pleines BALTHASAR 6 de chariots, de portefaix, d'ânes et d'âniers, et découvrirent tout à coup les murailles de marbre, les tentes de pourpre, les cou- poles d'or, du palais de Balkis. La reine de Saba les reçut dans une cour rafraîchie par des jets d'eau parfumée qui retombaient en perles avec un murmure clair. Debout dans une robe de pierreries, elle souriait. Balthasar, en la voyant, fut saisi d'un grand trouble. Elle lui sembla plus douce que le rêve et plus belle que le désir. — Seigneur, lui dit tout bas Sembobitis, songez à conclure avec la reine un bon traité de cpmmerce. — Prenez garde, seigneur, ajouta Men- kéra. On dit qu'elle emploie la magie pour se faire aimer des hommes. Puis, s'étant prosternés, le mage et l'eu- nuque se retirèrent. Balthasar, resté seul avec Balkis, essaya de parler, il ouvrit la bouche, mais il ne put prononcer une seule parole. Il se dit : « La reine sera irritée de mon silence. » 6 BALTHASAR Pourtant la reine souriait encore et n'avait pas Tair fâché. Elle parla la première et dit d'une voix plus suave que la plus suave musique : — Soyez le bienvenu et seyez-vous près de moi. Et d'un doigt, qui semblait un rayon de lumière blanche, elle lui montra des cous- sins de pourpre étendus a terre. Balthasar s'assit, poussa un grand soupir et, saisissant un coussin dans chaque main s'écria très vite : — Madame, je voudrais que ces deux coussins fussent deux géants, vos ennemis. Car je leur tordrais le cou. Et, en parlant ainsi, il serra si fort les coussins dans ses poings que l'étoffe se creva et qu'il en sortit une nuée de duvet blanc. Une des petites plumes voltigea un moment dans Tair; puis elle vint se poser sur le sein de la reine. — Seigneur Balthasar, dit Balkis en rou- gissant, pourquoi donc voulez-vous tuer des géants? BALTHASAR 1 — Parce que je vous aime, répondit Bal- thasar. — Dites-moi, demanda Balkis, si dans votre capitale Teau des puits est bonne? — Oui, répondit Balthasar surpris — Je suis curieuse aussi de savoir, reprit Balkis, comment on fait les confitures sèches en Ethiopie. Le roi ne savait que répondre. Elle le pressa : — Dites, dites, pour me faire plaisir. Alors, il fit un grand effort de mémoire et décrivit les pratiques des cuisiniers éthio- piens, qui font confire des coings dans du miel. Mais elle ne l'écoutait pas. Tout à coup elle l'interrompit : — Seigneur, on dit que vous aimez la reine Candace, votre voisine. Ne me trompez pas : est-elle plus belle que moi ? — Plus belle, madame, s'écria Balthasar en tombant aux pieds de Balkis, est-il possible?... La reine poursuivit : — Ainsi I ses yeux ? sa bouche ? son teint ? sa gorge?... XS BALTHASAR Balthasar étendit les bras vers elle et s'écria : — Laissez-moi prendre la petite plume qui s*est posée sur votre cou et je vous donnerai la moitié de mon royaume avec le sage Sembobitis et l'eunuque Menkéra. Mais elle se leva et s'enfuit en riant d'un rire clair. Quand le mage et l'eunuque revinrent, ils trouvèrent leur maître dans une atti- tude pensive, qui ne lui était pas habituelle. — Seigneur, n'auriez-vous conclu un bon traité de commerce? demanda Sembobitis. Ce jour-là, Balthasar soupa avec la reine de Saba et but du vin de palmier. — Il est donc vrai ? lui dit Balkis, tandis qu'ils soupaient : la reine Gandace n'est pas aussi belle que moi ? — La reine Gandace est noire, répondit Balthasar. Balkis regarda vivement Balthasar et dit : — On peut être noir sans être laid. — Balkis I s'écria le roi... Il n'en dit pas davantage. L'ayant saisie BALTHASAR 9 dans ses bras, il tenait renversé sous ses lèvres le front de la reine. Mais il vit qu'elle pleurait. Alors il lui parla tout bas d'une voix caressante, en chantant un peu, comme font les nourrices. Il l'appela sa petite fleur et sa petite étoile. — Pourquoi pleurez-vous ? lui dit-il. Et que faut-il faire pour que vous ne pleuriez plus? Si vous avez quelque désir, faites-le moi connaître et je le contenterai. Elle ne pleurait plus et elle restait son- geuse. Il la pressa longtemps de lui confier son désir. Enfin elle lui dit : — Je voudrais avoir peur. Gomme Balthasar semblait ne pas com- prendre, elle lui expliqua que depuis long- temps elle avait envie de courir quelque danger inconnu, mais qu'elle ne pouvait pas, parce que les hommes et les dieux sabéens veillaient sur elle. — Pourtant, ajouta-t-elle en soupirant, je voudrais sentir pendant la nuit le froid délicieux de l'épouvante pénétrer dans ma 1. 'cb 10 BÀLTHÂSAB cliair. Je voudrais sentir mes cheveux se dresser sur ma tête. Ohl ce serait si boa d'avoir peur I Elle noua ses bras au cou du roi noir et dit de la voix d*un enfant qui supplie : — Voici la nuit venue. Allons tous deux par la ville sous un déguisement. Voulez- vous? Il voulut. Aussitôt elle courut à la fenêtre et regarda, à travers le treillis, sur la place publique. — Un mendiant, dit-elle^ est couché contre le mur du palais. Donnez-lui vos vêtements et demandez-lui en échange son turban en poil de chameau et l'étofTe grossière dont il se ceint les reins. Faites vite, je vais m'apprêter. Et elle courut hors de la salle du banquet en frappant ses mains l'une contre l'autre pour marquer sa joie. Balthasar quitta sa tunique de lin, brodée d'or, et ceignit le jupon du mendiant. Il avait l'air ainsi d'un véritable esclave. La reine reparut bientôt, vêtue de la robe bleue BALTHASAR 11 sans couture des femmes qui travaillent aux champs. — Allons I dit-elle. Et elle entraîna Balthasar par d'étroits corridors, jusqu'à une petite porte qui s'ouvrait sur les champs. II La nuit était noire. Balkis était toute petite dans la nuit. Elle conduisit Balthasar dans un des ca- barets où les crocheteurs et les portefaix de la ville s'assemblent avec des prostituées. Là, s' étant assis tous deux à une table, ils voyaient, à la lueur d'une lampe infecte, •dans Tair épais, les brutes puantes qui se frappaient à coups de poing et à coups de Et ce petit enfant est le roi des rois. Il consolera ceux qui veulent être consolés. » Il t'appelle à lui, ô toi, Balthasar, dont l'âme est aussi obscure que le visage, mais balthàsar 31 dont le cœur est simple comme celui d'un enfant. » Il t'a choisi parce que tu as souffert, et il te donnera la richesse, la joie et l'amour. » Il te dira : Sois pauvre avec allégresse ; c'est là la richesse véritable. Il te dira en- core : La véritable joie est dans le renonce- ment à la joie. Aime-moi, et n'aime les créatures qu'en moi, car seul je suis l'amour. » A ces mots, une paix divine se répandit comme une lumière sur le visage sombre du roi. Balthàsar, ravi, écoutait l'étoile. Et il se sentait devenir un homme nouveau. Sem- bobitis et Menkéra, prosternés le front contre ia pierre, adoraient à son côté. La reine Balkis observait Balthàsar. Elle comprit qu'il n'y aurait plus jamais d'a- mour pour elle dans ce cœur rempli par l'amour divin. Elle pâlit de dépit et donna l'ordre à la caravane de retourner immé- diatement au pays de Saba. Quand l'étoile eut cessé de parler, le roi et ses deux compagnons descendirent de la 32 BALTHASÀR tour. Puis, ayant préparé une mesure de myrrhe, ils formèrent une caravane et s'en allèrent où les conduisaient l'étoile. Ils voya- gèrent longtemps par des contrées inconnues, et l'étoile marchait devant eux. Un jour, se trouvant à un endroit où trois chemins se rencontraient, ils virent deux rois qui s'avançaient avec une suite nom- breuse. L'un était jeune et blanc de visage. Il salua Balthasar et lui dit : — Je me nomme Gaspar, je suis roi et je vais porter de For en présent à l'enfant qui vient de naître dans Bethléem de Juda. Le second roi s'avança à son tour. C'était un vieillard dont la barbe blanche couvrait la poitrine. — Je me nomme Melchior, dit-il, je suis roi et je vais porter de l'encens à l'enfant divin qui vient enseigner la vérité aux hommes. — J'y vais comme vous, répondit Bal- thasar ; j'ai vaincu ma luxure, c'est pour- quoi l'étoile m'a parlé. — Moi, dit Melchior, j'ai vaincu mon or- gueil, et c'est pourquoi j'ai été appelé. bàlthasar 33 — Moi, dit Gaspar, j'ai vaincu ma cruauté, c'est pourquoi je vais avec vous. Et les trois mages continuèrent ensemble leur voyage. L étoile qu'ils avaient vue en Orient les précédait jusqu'à ce que, venant au-dessus du lieu où était l'enfant, elle s'y arrêta. Or, en voyant l'étoile s'arrêter, ils se -éjouirent d'une grande joie. Et, entrant dans la maison, ils trouvèrent l'enfant avec Marie, sa mère, et, se proster- nant, ils l'adorèrent. Et, ouvrant leurs tré- sors, ils lui offrirent de l'or, de l'encens et de la myrrhe, ainsi qu'il est dit dans l'Évangile. A Jules Letmdtre. LE RÉSÉDA DU CURÉ LE RÉSÉDA DU CURÉ J'ai connu jadis, dans un village du Bocage, un saint homme de curé qui se refusait toute sensualité, pratiquait le re- noncement avec allégresse et ne connaissait de joie que celle du sacrifice. Il cultivait dans son jardin des arbres fruitiers, des légumes et des plantes médicinales. Mais, craignant la beauté jusque dans les fleurs, il ne voulait ni roses ni jasmin. Il se per- mettait seulement l'innocente vanité de quelques pieds de réséda, dont la tige tor- tueuse, si humblement fleurie, n'attirait point son regard quand il lisait son bréviaire 3 38 LE RÉSÉDA DU CURÉ entre ses carrés de choux, sous le ciel du bon Dieu. Le saint homme se défiait si, peu de son réséda que, bien souvent, en passant, il en cueillait un brin et le respirait long- temps. Cette plante ne demande qu'à croître. Une branche coupée en fait renaître quatre. Si bien que, le diable aidant, le réséda du curé en vint à couvrir un vaste carré du jardin. Il débordait sur l'allée et tirait au passage par sa soutane le bon prêtre qui, distrait par cette plante folle, s'arrêtait vingt fois l'heure de lire ou de prier. Du prin- temps à l'automne, le presbytère fut tout embaumé de réséda. Voyez ce que c'est que de nous, et combien nous sommes fragiles I On a raison de dire qu'une inclination naturelle nous porte tous au péché. L'homme de Dieu avait su garder ses yeux; mais il avait laissé ses narines sans défense, et voilà que le démon le tenait par le nez. Ce saint respirait maintenait l'odeur du réséda avec sensualité et concupiscence, c'est-à-dire avec ce mauvais instinct qui nous fait désirer la jouissance des biens sensibles LE RÉSÉDA DU CURÉ 39 et nous induit en toutes sortes de tentations. Il goûtait dès lors avec moins d'ardeur les odeurs du ciel et les parfums de Marie; sa sainteté en était diminuée, et il serait peut-être tombé dans la mollesse, son âme serait devenue peu à peu semblable à ces âmes tièdes que le ciel vomit, sans un secours qui lui vint à point. Jadis, dans la Thébaïde, un ange vola à un ermite la coupe d'or par laquelle le saint homme tenait encore aux vanités de ce monde. Pareille grâce fut faite au curé du Bocage. Une poule blanche gratta tant et si bien la terre au pied du réséda, qu'elle le fit tout mourir. On ignore d'où venait cet oiseau. Pour moi, j'incline à croire que l'ange qui déroba, dans le désert, la coupe de l'ermite se changea en poule blanche pour détruire l'obstacle qui barrait au bon prêtre le chemin de la perfection. A Gilbert Augustin-Thierry, M. PIGEONNEAU M. PIGEONNEAU J'ai voué, comme on sait, ma vie entière à Tarchéologie égyptienne. Je serais bien ingrat envers la patrie, la science et moi- même, si je regrettais d'avoir été appelé, dès ma jeunesse, dans la voie que je suis avec honneur depuis quarante ans. Mes travaux n'ont pas été stériles. Je dirai, sans me flatter, que mon Mémoire sur un manche de Xfiiroir égyptien, du musée du Louvre, peut encore être consulté avec fruit, bien qu'il date de mes débuts. Quant à l'étude assez volumineuse que j'ai consacrée postérieure- ment à l'un des poids de bronze trouvés, 44 M. PIGEONNEAU en 1851, dans les fouilles du Sérapéon, j'aurais mauvaise grâce à n'en penser aucun bien, puisqu'elle m'ouvrit les portes de l'Institut. Encouragé par l'accueil flatteur que mes recherches en ce sens avaient reçu de plu- sieurs de mes nouveaux collègues, je fus tenté, un moment, d'embrasser dans un tra- vail d'ensemble les poids et mesures en usage à Alexandrie sous le règne de Ptolémée Aulète (80-52). Mais je reconnus bientôt qu'un sujet si général ne peut être traité par un véritable érudit, et que la science sérieuse ne saurait l'aborder sans risquer de se com - promettre dans toutes sortes d'aventures. Je sentis qu'en considérant plusieurs objets à la fois, je sortais des principes fondamentaux de l'archéologie. Si je confesse aujourd'hui mon erreur, si j'avoue l'enthousiasme incon- cevable que m'inspira une conception tout à fait démesurée, je le fais dans l'intérêt des jeunes gens, qui apprendront, sur mon exemple, à vaincre l'imagination. Elle est notre plus cruelle ennemie. Tout savant qui M. PIGEONNEAU 45 n'a pas réussi à Tétouffer en lui est à jamais perdu pour Térudition. Je frémis encore à la pensée des abîmes dans lesquels mon esprit aventureux allait me précipiter. J'étais à deux doigts de ce qu'on appelle l'histoire. Quelle chute I J'allais tomber dans l'art. Car l'histoire n'est qu'un art, ou tout au plus une fausse science. Qui ne sait aujourd'hui que les historiens ont précédé les archéolo- gues, comme les astrologues ont précédé les astronomes, comme les alchimistes ont pré- cédé les chimistes, comme les singes ont précédé les hommes? Dieu merci! j'en fus quitte pour la peur. Mon troisième ouvrage, je me hâte de le dire, était sagement conçu. C'était un mé- moire intitulé : De la toilette d'une dame égyptienne, dans le moyen empire, d'après une peinture inédite. Je traitai le sujet de façon à ne point m'égarer. Je n'y introduisis pas une seule idée générale. Je me gardai de ces considérations, de ces rapprochements et de ces vues dont certains de mes collègues gâtent l'exposé des plus belles découvertes. 3. 46 M. PIGEONNEAU Pourquoi fallut-il qu'une œuvre si saine eût une destinée si bizarre? Par quel jeu du sort devait-elle être pour mon esprit la cause des égarements les plus monstrueux? Mais n'an- ticipons pas sur les faits et ne brouillons point les dates. Mon mémoire fut désigné pour être lu dans une séance publique des cinq académies, honneur d'autant plus pré- cieux qu'il échoit rarement à des produc- tions d'un tel caractère. Ces réunions aca- démiques sont très suivies depuis quelques années par les gens du monde. Le jour où je fis ma lecture, la salle était envahie par un public d'élite. Les femmes s'y trouvaient en grand nombre. De jolis visages et d'élégantes toilettes brillaient dans les tribunes. Ma lecture fut écoutée avec respect. Elle ne fut pas coupée par ces ma- nifestations irréfléchies et bruyantes que soulèvent naturellement les morceaux litté- raires. Non ; le public garda une attitude mieux en harmonie avec la nature de l'œuvre qui lui était présentée. 11 se montra sérieux et grave. M. PIGEONKEAU 47 Comme, pour mieux détacher les pensées, je mettais des pauses entre les phrases, j'eus le loisir d'examiner attentivement par- dessus mes tuneites la salle entière. Je puis dire qu'on ne voyait point errer des sou- rires légers sur les lèvres. Loin de là 1 Les plus frais visages prenaient une expression austère. Il semblait que j'eusse mûri tous les esprits par enchantement. Çà et là, tan- dis que je lisais, des jeunes gens chucho- taient à Toreille de leur voisine. Ils l'en- tretenaient sans doute de quelque point spécial traité dans mon mémoire. Bien plus ! une belle personne de vingt- deux à vingt-quatre ans, assise à l'angle gauche de la tribune du Nord, tendait l'o- reille et prenait des notes. Son visage pré- sentait une finesse de traits et une mobilité d'expression vraiment remarquables. L'at- tention qu'elle prêtait à ma parole ajoutait au charme de sa physionomie étrange. Elle n'était pas seule. Un homme grand et ro- buste, portant, comme les rois assyriens, une longue barbe bouclée et de longs che- 48 M. PIGEONNEAU veux noirs, se tenait près d'elle et lui adres- sait de temps en temps la parole à voix basse. Mon attention, partagée d'abord entre tout mon public, se concentra peu à peu sur cette jeune femme. Elle m'inspirait, }e Tavoue, un intérêt que certains de mes col- lègues pourront considérer comme indigne du caractère scientifique qui est le mien, mais j'affirme qu'ils n'auraient pas été plus indifférents que moi s'ils s'étaient trouvés à pareille fête. A mesure que je parlais, elle griffonnait sur un petit carnet de poche; visiblement elle passait, en écoutant mon mémoire, par les sentiments les plus con- traires, depuis le contentement et la joie jusqu'à la surprise et même l'inquiétude. Je l'examinais avec une curiosité croissante. Plût à Dieu que je n'eusse plus regardé qu'elle, ce jour-là, sous la coupole I J'avais presque terminé ; il ne me restait que vingt-cinq ou trente pages tout au plus à lire, quand mes yeux rencontrèrent tout à coup ceux de l'homme à la barbe assy- rienne. Comment vous expliquer ce qui se M. PIGEONNEAU 49 passa alors, puisque je ne le conçois pas moi-même? Tout ce que je puis dire, c'est que le regard de ce personnage me jeta in- stantanément dans un trouble inconcevable. Les prunelles qui me regardaient étaient fixes et verdâlres. Je ne pus en détourner les miennes. Je restai muet, le nez en l'air ! Comme je me taisais, on applaudit. Le si- lence s'étant rétabli, je voulus reprendre ma lecture. Mais, malgré le plus violent effort, je ne parvins pas à arracher mes regards des deux vivantes lumières auxquelles ils étaient mystérieusement rivés. Ce n'est pas tout. Par un phénomène plus inconcevable encore, je me jetai, contrairement à l'usage de toute ma vie, dans une improvisation. Dieu sait si celle-là fut involontaire ! Sous l'influence d'une force étrangère, inconnue, irrésistible, je récitai avec élégance et cha- leur des considérations philosophiques sur la toilette des femmes à travers les âges ; je généralisai, je poétisai, je parlai, Dieu me pardonne ! de l'éternel féminin et du désir errant comme un souffle autour des voiles 50 M. PIGEONNEAU parfumés dont la femme sait parer sa beauté. L'homme à la barbe assyrienne ne cessait de me regarder fixement. Et je parlais. Enfin il baissa les yeux et je me tus. Il m'est pénible d'ajouter que ce morceau , aussi étranger à ma propre inspiration que contraire à l'esprit scientifique, fut couvert d'applaudissements enthousiastes. La jeune femme de la tribune du Nord battait des mains et souriait. Je fus remplacé au pupitre par un membre de l'Académie française, visiblement contra- rié d'avoir à se faire entendre après moi. Ses craintes étaient peut-être exagérées. La pièce qu'il lut fut écoutée sans trop d'impatience. J'ai bien cru m'aperce voir qu'elle était en vers. La séance ayant été levée, je quittai la salle en compagnie de plusieurs de mes con- frères, qui me renouvelèrent des félicita- tions à la sincérité desquelles je veux croire. M'étant arrêté un moment sur le quai, auprès des lions du Creuzot, pour échanger M. PIGEONNEAU 51 quelques poignées de main, je vis l'homme à la barbe assyrienne et sa belle compagne monter en coupé. Je me trouvai alors, par hasard, au côté d'un éloquent philosophe qu'on dit aussi versé dans les élégances mondaines que dans les théories cosmiques. La jeune femme, passant à travers la por- tière sa tête fine et sa petite main, l'appela par son nom, et lui dit avec un léger accent anglais : — Très cher, vous m'oubliez, c'est mal ! Quand le coupé se fut éloigné, je deman- dai à mon illustre confrère qui étaient cette charmante personne et son compagnon. — Quoi ! me répondit-il, vous ne connaissez pas miss Morgan et son médecin Daoud, qui traite toutes les maladies par le magné- tisme, l'hypnotisme et la suggestion. Annie Morgan est la fille du plus riche négociant de Chicago. Elle est venue à Paris avec sa mère, il y a deux ans, et elle a faire cons- truire un hôtel merveilleux sur l'avenue de rimpératrice. C'est une personne très ins- truite et d'une intelligence remarquable. 52 M. PIGEONNEAU — Vous ne me surprenez pas, répondis-je, J'avais déjà quelque raison de croire que cette Américaine est d'un esprit très sé- rieux. Mon brillant confrère sourit en me serrant la main. Je regagnai à pied la rue Saint-Jacques, où j'habite depuis trente ans un modeste logis du haut duquel je découvre la cime des arbres du Luxembourg, et je m'assis à ma table de travail. J'y restai trois jours assidu, en face d'une statuette représentant la déesse Pacht avec sa tête de chat. Ce petit monument porte une inscription mal comprise par M. Grébault. J'en préparai une bonne lec- ture avec commentaire. Mon aventure de l'Institut me laissait une impression moins vive qu'on n'aurait pu craindre. Je n'en étais point troublé outre mesure. A dire vrai, je l'avais même un peu oubliée, et il a fallu des circonstances nouvelles pour m'en raviver le souvenir. J'eus donc le loisir de mener à bien, M. PIGEONNEAU 53 pendant ces trois jours, ma lecture et mon commentaire; Je n'interrompais mon labeur archéologique que pour lire les journaux, tout remplis de mes louanges. Les feuilies les plus étrangères à l'érudition parlaient avec éloge du « charmant morceau » qui terminait mon mémoire. « C'est une révéla- tion, disaient-elles, et M. Pigeonneau nous a ménagé la plus agréable surprise. » Je ne sais pourquoi je rapporte de semblables bagatelles, car je reste tout à fait indifférent à ce qu'on dit de moi dans la presse. Or, j'étais renfermé dans mon cabinet depuis trois jours quand un coup de son- nette me fit tressaillir. La secousse impri- mée au cordon avait quelque chose d'impé- rieux, de fantasque et d'inconnu, qui me troubla, et c'est avec une véritable anxiété que j'allai moi-même ouvrir la porte. Qui trouvai-je sur le palier? La jeune Améri- caine naguère si attentive à la lecture de mon mémoire, miss Morgan en personne. — Monsieur Pigeonneau I — C'est moi-même. 54 M. PIGEONNEAU — Je VOUS reconnais bien, quoique vous n'ayez plus votre bel habit à palmes vertes. Mais, de grâce, n'allez pas le mettre pour moi. Je vous aime beaucoup mieux avec votre robe de chambre. Je la fis entrer dans mon cabinet. Elle jeta un regard curieux sur les papyrus, les estampages et les figurations de toute sorte qui le tapissent jusqu'au plafond, puis elle considéra quelque temps en silence la déesse Pacht, qui était sur ma table. Enfin : — Elle est charmante, me dit-elle . — Vous voulez parler, mademoiselle, de ce petit monument? Il présente en effet une particularité épigraphique assez curieuse. Mais pourrai-je savoir ce qui me vaut riionneur de votre visite? — Ohl me répondit-elle, je me moque des particularités épigraphiques. Elle a une figure de chatte d'une finesse exquise. Vous ne doutez pas que ce ne soit une vraie déesse, n'est-ce pas, monsieur Pigeonneau? Je me défendis contre ce soupçon inju- rieux. M. PIGEONNEAU 55 — Pareille croyance, dis-je, serait du fétichisme. Elle me regarda avec surprise de ses grands yeux verts. — Ah ! vous n'êtes pas fétichiste. Je ne croyais pas qu'on pût être archéologue sans être fétichiste. Comment Pacht peut-elle vous intéresser si vous ne croyez pas que c'est une déesse? Mais laissons cela. Je suis venue vous voir, monsieur Pigeonneau, pour une affaire très importante. — Très importante? — Oui, pour un costume. Regardez-moi. — Avec plaisir. — Est-ce que vous ne trouvez pas que j'ai dans le profil certains caractères de la race kouschite? Je ne savais que répondre. Un semblable entretien sortait tout à fait de mes habi- tudes. Elle reprit : — Oh I ce n'est pas étonnant. Je me rappelle avoir été Égyptienne. Et vous, monsieur Pigeonneau, avez-vous été Égyptien? Vous ne vous souvenez pas ? C'est étrange. Vous ne 56 M. PIGEONNEAU doutez pas, du moins, que nous ne passions par une série d'incarnations successives? — Je ne sais, mademoiselle. — Vous me surprenez, monsieur Pigeon- neau. — M'apprendrez-vous, mademoiselle, ce qui me vaut l'honneur?... — C'est vrai, je ne vous ai pas encore dit que je venais vous prier de m'aider à composer un costume égyptien pour le bal costumé de la comtesse N***. Je veux un costume d'une vérité exacte et d'une beauté stupéfiante. J'y ai déjà beaucoup travaillé, monsieur Pigeonneau. J'ai consulté mes sou- venirs, car je me rappelle fort bien avoir vécu à Thèbes il y a six mille ans. J'ai fait venir des dessins de Londres, de Boulaq et de New- York. — C'était plus sûr. — Non ! Rien n'est plus sûr que la révé- lation intérieure. J'ai étudié aussi le musée égyptien du Louvre. Il est plein de choses ravissantes I Des formes grêles et pures, des profils d'une finesse aiguë, des femmes qui M. PIGEONNEAU 57 ont Tair de fleurs, avec je ne sais quoi de raide et de souple à la fois ! Et un dieu Bès qui ressemble à Sarcey ! Mon Dieu I que tout cela est joli I — Mademoiselle, je ne sais pas bien en- core... — Ce n'est pas tout. Je suis allée entendre votre mémoire sur la toilette d'une femme du moyen empire et j'ai pris des notes. Il était un peu dur, votre mémoire I Mais je l'ai pioché ferme. Avec tous ces documents j'ai composé un costume. Il n'est pas encore tout à fait bien. Je viens vous prier de me le corriger. Venez demain chez moi, cher monsieur. Faites cela pour l'amour de l'Egypte. C'est entendu. A demain I Je vous quitte vite. Maman m'attend dans la voi- ture. En prononçant ces derniers mots, elle s'était envolée ; je la suivis. Quand j'atteignis l'antichambre, elle était déjà au bas de l'escalier, d'où montait sa voix claire : — A demain I avenue du Bois-de-Bou- logne, au coin de la villa Saïd. 58 M. PIGEONNEAU — Je n'irai point chez cette folle, me dis-je. Le lendemain, à quatre heures, je sonnais à la porte de son hôtel. Un laquais m'in- troduisit dans un immense hall vitré où s'entassaient des tableaux, des statues de marbre ou de bronze ; des chaises à porteur en vernis Martin chargées de porcelaines; des momies péruviennes; douze mannequins d'hommes et de chevaux couverts d'armures, que dominaient de leur haute taille un ca- valier polonais portant au dos des ailes blanches et un chevalier français en costume de tournoi, le casque surmonté d'une tête de femme en hennin, peinte et voilée. Tout un bois de palmiers en caisse s'élevait dans cette salle, au centre de laquelle siégeait un gigantesque Bouddah d'or. Au pied du dieu, une vieille femme, sordidement vêtue, lisait la Bible. J'étais encore ébloui par tant de merveilles quand mademoiselle Morgan, soulevant une portière de drap pourpre, m'apparut en peignoir blanc, garni de cj^gne. Elle s'avança vers moi. Deux grands danois à long museau la suivaient. M. PIGEONNEAU 50 — Je savais bien que vous viendriez, monsieur Pigeonneau. Je balbutiai un compliment: — Gomment refuser à une si charmante personne? — Oh I ce n'est pas parce que je suis jolie qu'on ne me refuse rien. Mais j'ai des secrets pour me faire obéir. Puis, me désignant la vieille dame qui lisait la Bible : — Ne faites pas attention, c'est maman. Je ne vous présente pas. Si vous lui parliez, elle ne pourrait pas vous répondre ; elle est d'une secte religieuse qui interdit les paroles vaines. C'est une secte de la dernière nou- veauté. Les adhérents s'habillent d'un sac et mangent dans des écuelles de bois. Maman se plaît beaucoup à ces pratiques. Mais vous concevez que je ne vous ai pas fait venir pour vous parler de maman. Je vais mettre mon costume égyptien. Ce ne sera pas long. Regardez, en attendant, ces petites choses. Et elle me fit asseoir devant une armoire ,'\ 60 M. PIGEONNEAU qui contenait un cercueil de momie, plu- sieurs statuettes du moyen empire, des sca- rabées et quelques fragments d'un beau rituel funéraire. Resté seul, j'examinai ce papyrus avec d'autant plus d'intérêt qu'il porte un nom que j'avais déjà lu sur un cachet. C'est le nom d'un scribe du roi Séti P^ Je me mis aussitôt à relever diverses particularités intéressantes du document. J'étais plongé dans ce travail depuis un temps que je ne saurais mesurer avec exactitude, quand je fus averti par une sorte d'instinct que quel- qu'un se tenait derrière moi. Je me re- tournai et je vis une merveilleuse créature coiffée d'un épervier d'or, et prise dans une gaine étroite, toute blanche, qui révélait l'adorable et chaste jeunesse de son corps. Sur cette gaine, une légère tunique rose, serrée à la taille par une ceinture de pier- reries, descendait en s'écartant et faisait des plis symétriques. Les bras, les pieds étaient nus et chargés de bagues. Elle se montrait à moi de face, en tour- M. PIGEONNEAU 6i nant la tête sur son épaule droite dans une attitude hiératique qui donnait à sa délicieuse beauté je ne sais quoi de divin. — Quoi I m'écriai-je, c'est vous, miss Morgan ? — A moins que ce ne soit Néférou-Ra en personne. Vous savez, la Néférou-Ra de Leconte de Lisle, la Beauté du Soleil?.. Voici qu'elle languit sur son lit virginal, Très pâle, enveloppée avec des fines toiles. Mais non, vous ne savez pas ! vous ne savez pas de vers. C'est pourtant joli les vers!.. Allons, travaillons. Ayant maîtrisé mon émotion, je fis à cette charmante personne quelques remarques sur son ravissant costume. J'osai en con- tester plusieurs détails comme s'éloignant de l'exactitude archéologique. Je proposai de remplacer, au chaton des bagues, certaines pierres par d'autres d'un usage plus constant dans le moyen empire. Enfin, je m'opposai décidément au maintien d'une agrafe en émail cloisonné. En effet, ce bijou consti- 62 M. PIGEONNEAU tuait un odieux anachronisme. Nous con- vînmes d'y substituer une plaque de pierres précieuses serties dans de minces alvéoles d'or. Ellem'écouta avec une docilité extrême et se montra satisfaite de moi jusqu'à vou- loir me retenir à dîner. Je m'excusai sur la régularité de mes habitudes et la frugalité de mon régime, et je pris congé. J'étais déjà dans l'antichambre quand elle me cria : — Hein? est-il assez nitide, mon costume? N'est-ce pas qu'au bal de la comtesse N***, je ferai bisquer les autres femmes? Je fus choqué d'un tel propos. Mais, m'é- tant retourné vers elle, je la revis et je retombai sous le charme. Elle me rappela. — Monsieur Pigeonneau, vous êtes un aimable homme. Faites-moi un petit conte, et je vous aimerai beaucoup, beaucoup, beaucoup. — Je ne saurais, lui répondis-je. Elle haussa ses belles épaules et s'écria : — De quelle utilité serait donc la science, M. PIGEONNEAU 63 si elle ne servait à faire des contes? Vous me ferez un conte, monsieur Pigeonneau. Ne jugeant point utile de renouveler mon refus absolu, je me retirai sans rien répondre. Je me croisai à la porte avec cet homme à la barbe assyrienne, le docteur Daoud, dont le regard m'avait si étrangement trou- blé sous la coupole de l'Institut. Il me fit l'effet d'un homme des plus vulgaires et sa rencontre me fut pénible. Le bal de la comtesse N*** eut lieu quinze jours environ après ma visite. Je ne fus point surpris de lire dans les journaux que la belle miss Morgan y avait fait sensation dans le costume de Néférou-Ra. Je n'entendis plus parler d'elle tout le reste de l'année 1886. Mais, le premier jour du nouvel an, comme j'écrivais dans mon cabinet, un valet m'apporta une lettre et un panier. — De la part de miss Morgan, me dit-il. Et il se retira. Le panier étant posé sur ma table, il en 64 M. PIGEONNEAU sortit un miaulement. Je l'ouvris; un petit chat gris s'en échappa. Ce n'était pas un angora. C'était un chat d'une espèce orientale plus svelte que les nôtres, et fort ressemblant, autant que j'en pus juger, à ceux de ses congénères dont on trouve en si grand nombre, dans les hy- pogées de Thèbes, les momies enveloppées de bandelettes grossières. Il se secoua, re- garda autour de lui, fit le gros dos, bâilla, puis s'alla frotter en ronronnant contre la déesse Pacht, qui élevait sur ma table sa taille pure et son fin museau. Bien que de couleur sombre et de pelage ras, il était gracieux. Il semblait intelligent et se mon- trait aussi peu sauvage que possible. Je ne pouvais concevoir les raisons d'un si bizarre présent. La lettre de miss Morgan ne m'ins- truisit pas beaucoup à cet égard. Elle était ainsi conçue : « Cher monsieur, » Je vous envoie un petit chat que le > docteur Daoud a rapporté d'Egypte et M. PIGEONNEAU 65 » que j'aime beaucoup. Traitez-le bien par » amour pour moi. Baudelaire, le plus » grand poète français après Stéphane Mal- » larme, a dit : > Les amoureux fervents et les savants austères » Aiment également, dans leur mûre saison, > Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, » Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires. » Je n'ai pas besoin de vous rappeler que » vous devez me faire un conte. Vous me » l'apporterez le jour des Rois. Nous dîne- » rons ensemble. * Annie Morgan. » P.-S. — Votre petit chat se nomme » Porou. » Après avoir lu cette lettre, je regardai Porou qui, debout sur ses pattes de der- rière, léchait le museau noir de Pacht, sa sœur divine. Il me regarda, et je dois dire que, de nous deux, ce n'était pas lui le plus étonné. Je me demandais en moi-même î — Qu'est-ce que cela veut dire? 4. 66 M. PIGEONNEAU Mais je renonçai bientôt à y rien com- prendre. Je suis bien bon, me dis-je, de chercher un sens aux folies d'une jeune détraquée. Travaillons. Quant à ce petit animal, madame Magloire, ma gouvernante, pourvoira à ses besoins. Je me remis à un travail de chronologie d'autant plus inté- ressant pour moi que j'y malmène quelque peu mon éminent confrère, M. Maspéro. Porou ne quitta pas ma table. Assis sur son derrière, les oreilles droites, il me regardait écrire. Chose incroyable, je ne fis rien de bon ce jour-là. Mes idées se brouillaient; il me venait à l'esprit des bribes de chansons et des lambeaux de contes bleus. J'allai me coucher assez mécontent de moi. Le lende- main je retrouvai Porou assis sur ma table et se léchant la patte. Ce jour-là encore, je travaillai mal; Porou et moi nous pas- sâmes le plus clair des heures à nous re- garder. Le lendemain alla de même et le surlendemain, bref, toute la semaine. J'au- rais dû m'en affliger; mais il faut confesser que peu à peu je prenais mon mal en M. PIGEONNEAU 67 patience et même en gaieté. La rapidité avec laquelle un honnête homme se déprave est quelque chose d'effrayant. Le dimanche de rÉpiphanie, je me levai tout joyeux et je courus à ma table, oii Porou m'avait pré- cédé selon sa coutume. Je pris un beau cahier de papier blanc, je trempai ma plume dans Tencre et j'écrivis en grandes lettres, sous le regard de mon nouvel ami : Mésa- ventures d''un commissionnaire borgne. Puis, sans que mes yeux quittassent le regard de Porou, j'écrivis tout le jour, avec une pro- digieuse rapidité, un récit d'aventures si merveilleuses, si plaisantes, si diverses, que j'en étais moi-même tout égayé. Mon cro- cheteur borgne se trompait de fardeaux et commettait les méprises les plus comiques. Des amoureux placés dans une situation cri- tique recevaient de lui, sans qu'il s'en dou- tât, un secours imprévu. Il transportait des armoires avec des hommes cachés dedans. Et ceux-ci, introduits dans un nouveau domi- cile, effrayaient des vieilles dames. Mais comment analyser un conte si joyeux? Vingt 68 M. PIGEONNEAU fois j'éclatai de rire en récrivant. Si Porou, lui, ne riait pas, son air grave était aussi plaisant que les mines les plus hilares. Il était sept heures du soir quand je traçai la dernière ligne de cet aimable ouvrage. Depuis une heure, la chambre n'était éclairée que par les yeux phosphorescents de Porou. J'avais écrit aussi facilement dans l'obscurité que je l'eusse pu faire à la clarté d'une bonne lampe. Mon conte une fois terminé, je m'habillai; je mis mon habit noir et ma cravate blanche, puis, prenant congé de Porou, je descendis rapidement mon escalier et m'élançai dans la rue. Je n'y avais pas fait vingt pas que je me sentis tiré par la manche. — Où courez-vous ainsi, mon oncle, comme un somnambule? C'était mon neveu Marcel qui m'interpel- lait de la sorte, un honnête et intelligent jeune homme, interne à la Salpêtrière. On dit qu'il réussira dans la médecine. Et, de fait, il aurait l'esprit assez bon s'il se déliait davantage de son imagination capricieuse. M. PIGEONNEAU 69 — Mais, lui répondis-je, je vais porter un conte de ma façon à miss Morgan. — Quoi ! mon oncle, vous faites des contes et vous connaissez miss Morgan ? Elle est bien jolie. Connaissez- vous aussi le docteur Daoud, qui la suit partout ? — Un empirique, un charlatan I - Sans doute, mon oncle, mais à coup sûr un expérimentateur extraordinaire. Ni Bernheim, ni Liégeois, ni Gharcot lui-même n'ont obtenu les phénomènes qu'il produit à volonté. Il produit l'hypnotisme et la sug- gestion sans contact, sans action directe, par l'intermédiaire d'un animal. Il se sert ordi- nairement pour ses expériences de petits chats à poils ras. Voici comment il procède : il suggère un acte quelconque à un chat, puis il envoie l'animal dans un panier au sujet sur lequel il veut agir. L'animal trans- met la suggestion qu'il a reçue, et le patient, sous l'influence de la bête, exécute ce que l'opérateur a commandé. — En vérité, mon neveu ? — En vérité, mon oncle. 70 M. PIGEONNEAU — Et quelle est la part de miss Morgan dans ces belles expériences ? — Miss Morgan, mon oncle, fait travail- ler Daoud à son profit et se sert de l'hyp- notisme et de la suggestion pour faire faire des bêtises aux gens, comme si sa beauté n'y suffisait pas. Je n'en entendis pas davantage. Une force irrésistible m'entraînait vers miss Morgan. A Jean Psichari LA FILLE DE LILITH LA FILLE DE LILITH J'avais quitté Paris la veille au soir et passé dans un coin de wagon une longue et muette nuit de neige. J'attendis six mor- telles heures à X... et trouvai dans l'après- midi seulement une carriole de paysan pour me conduire à Artigues. La plaine, dont les plis s'élèvent et s'abaissent tour à tour des deux côtés de la route et que j'avais vue jadis riante au grand soleil, était mainte- nant couverte d'un voile épais de neige sur laquelle se tordaient les pieds noirs des vignes. Mon guide poussait mollement son vieux cheval, et nous allions, enveloppés 5 74 LA FILLE DE LILITfl d'un silence infini que déchirait par inter- valles le cri plaintif d'un oiseau. Triste jus- qu'à la mort, je murmurai dans mon cœur cette prière : « Mon Dieu, Dieu de misé- ricorde, préservez-moi du désespoir et ne me laissez pas commettre, après tant de fautes, le seul péché que vous ne pardonniez pas. > Alors je vis le soleil, rouge et sans rayons, descendre comme une hostie sanglante à l'horizon et, me rappelant le divin sacrifice du Calvaire, je sentis l'espérance entrer dans mon âme. Les roues continuèrent quelque temps encore à faire craquer la neige. Enfin, le voiturier me montra du bout de son fouet le clocher d'Artigues qui se dressait comme une ombre dans la brume rougeâtre . — Ehl donc, me dit cet homme, vous descendez au presbytère? Vous connaissez M. le curé? — Je le connais depuis mon enfance. Il était mon maître quand j'étais écolier. — Il est savant dans les livres ? — Mon ami, M. le curé Safrac est aussi savant qu'il est vertueux. * LA FILLE DE LILITH 75 — On le dit. On dit pareillement autre chose. — Que dit-on, mon ami? — On dit ce qu'on veut, et moi je laisse dire. — Quoi encore? — Donc, il y en a qui croient que M. le curé est devin et qu'il jette des sorts. — Quelle folie I — Moi, monsieur, je ne dis rien. Mais, si M. Safrac n'est pas un devin qui jette des sorts, pourquoi lit-il dans les livres, donc? La carriole s'arrêta devant le presbytère . Je laissai cet imbécile et suivis la servante du curé, qui me conduisit à son maître, dans la salle où déjà la table était servie. Je trouvai M. Safrac bien changé depuis trois ans que je ne l'avais vu. Son grand corps s'était voûté. Sa maigreur devenait excessive. Deux yeux perçants luisaient sur son visage émacié. Son nez, qui semblait agrandi, descendait sur la bouche amincie. Je tombai dans ses bras et je m'écriai en sanglotant : « Mon père, mon père ! je viens 76 LA FILLE DE LILITH à VOUS parce que j'ai péché. Mon père, mon vieux maître, ô vous, dont la science pro- fonde et mystérieuse épouvantait mon esprit, mais qui rassuriez mon âme en me mon- trant votre cœur maternel, tirez votre en- fant du bord de l'abîme. 0 mon seul ami, sauvez-moi ; éclairez-moi, ô mon unique lumière! » Il m'embrassa, me sourit avec cette ex- quise bonté dont il m'avait donné tant de preuves dans ma première jeunesse, et, reculant d'un pas comme pour mieux me voir: — Eh I adieu I me dit-il, en me saluant à la mode de son pays, car M. Safrac est né sur le bord de la Garonne, au milieu de ces vins illustres qui semblent l'em- blème de son âme généreuse et parfumée. Après avoir professé la philosophie avec éclat à Bordeaux, à Poitiers et à Paris, il demanda pour unique faveur une pauvre crue dans le pays où il était né et où il voulait mourir. Curé d'Artigues depuis six ans, il pratique dans ce village perdu la LA FILLE DE LILITH 77 plus humble piété et la science la plus haute. — Eh I adieu I mon enfant, répétait-il. Vous m'avez écrit, pour m'annoncer votre arrivée, une lettre qui m'a bien touché. II est donc vrai que vous n'avez point oublié votre vieux maître? Je voulus me jeter à ses pieds, en bal- butiant encore : « Sauvez-moi I sauvez-moi I > Mais il m'arrêta d'un geste à la fois impé- rieux et doux. — Ary, me dit-il, vous me direz demain ce que vous avez à me dire. Présentement, chaufPez-vous. Puis nous souperons, car vous devez avoir grand froid et grand'faim ! La servante apporta sur la table la sou- pière, d'où montait une colonne de vapeur odorante. C'était une vieille femme dont les cheveux étaient cachés sous un foulard noir et qui mêlait étrangement sur sa face ridée la beauté du type à la laideur de la décré- pitude. J'étais profondément troublé ; pour- tant la paix de la sainte demeure, la gaieté du feu de sarment, de la nappe blanche, 78 LA FILLE DE LILITH du vin versé et des plats fumants entrèrent peu à peu dans mon âme. Tout en man- geant, j'oubliais presque que j'étais venu au foyer de ce prêtre changer l'aridité de mes remords en la rosée féconde du repentir. M. Safrac me rappela les heures déjà loin- taines qui nous avaient réunis sous le toit du collège, où il professait la philosophie. — Ary, me dit-il, vous étiez mon meil- leur élève. Votre prompte intelligence allait sans cesse au delà de la pensée du maître. C'est pourquoi je m'attachai tout de suite à vous. J'aime la hardiesse chez un chrétien. Il ne faut pas que la foi soit timide quand l'impiété montre une indomptable audace. L'Église n'a plus aujourd'hui que des agneaux : il lui faut des lions. Qui nous rendra les pères et les docteurs dont le regard embrassait toutes les sciences? La vérité est comme le soleil ; elle veut l'œil de l'aigle pour la contempler. — Ah! monsieur Safrac, vous portiez, vous, sur toutes les questions cet œil audq^- cieux que rien n'éblouit. Je me rappelle que LA PILLE DE LILITH /9 VOS opinions effra^^aient parfois ceux mêmes de vos confrères que la sainteté de votre vie remplissait d'admiration. Vous ne redoutiez pas les nouveautés. C'est ainsi, par exemple, que vous incliniez à admettre la pluralité des mondes habités. Son œil s'alluma — Que diront les timides quand ils liront mon livre? Ary, sous ce beau ciel, dans ce pays que Dieu Ot avec un spécial amour, j'ai médité, j'ai travaillé. Vous savez que je possède assez bien l'hébreu, l'arabe, le per- san et plusieurs idiomes de l'Inde. Vous savez aussi que j'ai transporté ici une biblio- thèque riche en manuscrits anciens. Je suis entré profondément dans la connaissance des langues et des traditions de l'Orient pri- mitif. Ce grand labeur, avec l'aide de Dieu, n'aura pas été sans fruit. Je viens de termi- ner mon livre des Origines qui répare et sou- tient cette exégèse sacrée dont la science impie croyait voir la ruine imminente. Ary, Dieu a voulu, dans sa miséricorde, que la science et la foi fussent enfin réconciliées. 80 LA FILLE DE LILITH Pour opérer un tel rapprochement, je suis parti de cette idée: La Bible, inspirée par le Saint Esprit, ne dit rien que de vrai, mais elle ne dit pas tout ce qui est vrai. Et com- ment le dirait-elle, puisqu'elle se propose, pour objet unique, de nous informer de ce qui est nécessaire à notre salut éternel? Hors de ce grand dessein, il n'existe rien pour elle. Son plan est aussi simple qu'il est immense. Il embrasse la chute et la rédemption. C'est l'histoire divine de l'homme. Elle est complète et limitée. Rien n'y a été admis pour satisfaire de profanes curiosités. Or, il ne faut pas que la science impie triomphe plus longtemps du silence de Dieu. Il est temps de dire : « Non, la Bible n'a pas menti, parce qu'elle n'a pas tout révélé. » Telle est la vérité que je proclame. M'aidant de la géologie, de l'archéologie préhistorique, des cosmogonies orientales, des monuments hittites et sumériens, des traditions chaldéennes et babyloniennes, des antiques légendes conservées dans le Tal- mud, j'ai affirmé l'existence des préada- LA FILLE DE LILITH 81 mites, dont Fauteur inspiré de la Genèse ne parle point pour la seule raison que leur existence n'intéressait point le salut éternel des enfants d'Adam. Bien plus, un examen minutieux des premiers chapitres de la Ge- nèse m'a démontré l'existence de deux créa- tions successives, séparées par de longs âges, et dont la seconde n'est, pour ainsi dire, que l'adaptation d'un canton de la terre aux besoins d'Adam et de sa postérité. Il s'arrêta une seconde et reprit à voix basse, avec une gravité vraiment religieuse : — Moi, Martial Safrac, prêtre indigne, docteur en théologie, soumis comme un enfant obéissant à l'autorité de notre sainte mère l'Église, j'affirme avec une certitude absolue — sous la réserve expresse de l'au- torité de notre saint père le Pape et des conciles — qu'Adam, créé à l'image de Dieu, eut deux femmes, dont Eve est la seconde. Ces paroles singulières me tiraieot peu à peu hors de moi-même et j'y prenais un étrange intérêt. Aussi éprouvai-je quel- que déception quand M. Safrac, laissant 82 LA FILLE DE LILITH tomber ses coudes sur la table, me dit : — C'en est assez sur ce sujet. Peut-être lirez- vous un jour mon livre qui vous ins- truira sur ce point. * J'ai dû, pour obéir à un strict devoir, soumettre cet ouvrage à Monseigneur et solliciter l'approbation de Sa Grandeur. Le manuscrit est à cette heure à l'archevêché et j'attends d'un moment à l'autre une réponse que j'ai tout lieu de croire favorable. Mon cher enfant, goûtez ces cèpes de nos bois et ce vin de nos crus et dites si ce pays n'est pas la seconde terre promise, dont la première n'était que l'image et la prophétie. A partir de ce moment, la conversation, plus familière, roula sur nos souvenirs communs. — Oui, mon enfant, me dit M. Safrac, vous étiez mon élève de prédilection. Dieu permet les préférences quand elles sont fon- dées sur un jugement équitable. Or, je jugeai tout de suite qu'il y avait en vous l'étoffe d'un homme et d'un chrétien. Ce n'est pas qu'il ne parût en vous de grandes LA FILLE DE LILITH ^ 83 imperfections. Vous étiez inégal, incertain, prompt à vous troubler. Des ardeurs, encore secrètes, couvaient dans votre âme. Je vous aimais pour votre grande inquiétude, comme un autre de mes élèves pour des qualités contraires. Je chérissais Paul d'Ervy pour l'inébranlable fermeté de son esprit et de son cœur. A ce nom, je rougis, je pâlis, j'eus peine à retenir un cri, et, quand je voulus ré- pondre, il me fut impossible de parler. M. Safrac ne parut pas s'apercevoir de mon trouble. — Si j'ai bonne mémoire, c'était votre meilleur camarade, ajouta-t-il. Vous êtes resté lié intimement avec lui, n'est-il pas vrai? Je sais qu'il est entré dans la carrière diplomatique où on lui présage un bel avenir. Je souhaite qu'il soit appelé dans des temps meilleurs auprès du Saint-Siège. Vous avez en lui un ami fidèle et dévoué. — Mon père, répondis-je avec effort, J8 vous parlerai demain de Paul d'Ervy el d'une autre personne. 84 LA FILLE DE LILITH M. Safrac me serra la main. Nous nous séparâmes et je me retirai dans la chambre qu'il m'avait fait préparer. Dans mon lit par- fumé de lavande, je rêvai que j'étais encore enfant et qu'agenouillé dans la chapelle du collège j'admirais les femmes blanches et lumineuses dont la tribune était remplie, quand tout à coup une voix, sortie d'un nuage, parla au-dessus de ma tête et dit : « Ary, tu crois les aimer en Dieu, mais c'est Dieu que tu aimes en elles. » Le matin à mon réveil, je trouvai M. Sa- frac debout au chevet de mon lit. — Ary, me dit-il, venez entendre la messe que je célébrerai à votre intention. A l'issue du saint sacrifice, je serai prêt à écouter ce que vous avez à me dire. L'église d'Artigues est un petit sanctuaire de ce style roman qui fleurissait encore en Aquitaine au xii« siècle. Restauré il y a vingt ans, elle reçut un clocher qui n'était point prévu dans le plan primitif. Du moins, étant pauvre, elle garda sa pure nudité. Je m'associai, autant que mon esprit me le LÀ FILLE DE LILITH 83 permettait, aux prières du célébrant, puis je rentrai avec lui au presbytère. Là, nous déjeunâmes d'un peu de pain et de lait, puis nous entrâmes dans la chambre de M. Safrac. Ayant approché une chaise de la chemi- née, au-dessus de laquelle un crucifix était suspendu, il m'invita à m'asseoir, et, s'é- tant assis lui-même près de moi, il me fit signe de parler. Au dehors, la neige tom- bait. Je commençai ainsi : — Mon père, il y a dix ans qu'au sortir de vos mains je suis entré dans le monde. J'y ai gardé ma foi; hélas I non pas ma pureté. Mais je n'ai pas besoin de vous re- tracer mon existence; vous la connaissez, vous mon guide spirituel, l'unique directeur de ma conscience. D'ailleurs, j'ai hâte d'ar- river à l'événement qui a bouleversé ma vie. L'année dernière, ma famille avait résolu de me marier et j'y avais moi-même con- senti volontiers. La jeune fille qui m'était destinée présentait tous les avantages que recherchent d'ordinaire les parents. De plus, elle était jolie; elle me plaisait, en sorte 86 LA FILLE DE LILITH qu'au lieu d'un mariage de convenance, j'allais faire un mariage d'inclination. Ma demande fut agréée. On nous fiança. Le bonheur et le repos de ma vie semblaient assurés, quand je reçus une lettre de Paul d'Ervy qui, revenu de Constantin ople, m'an- nonçait son arrivée à Paris et témoignait une grande envie de me voir. Je courus chez lui et lui annonçai mon mariage. Il me félicita cordialement. — Mon vieux frère, me dit-il, je me ré- jouis de ion bonheur. Je lui dis que je comptais qu'il serait mon témoin, il accepta bien volontiers. La date de mon mariage était fixée au 15 mai et il ne devait rejoindre son poste que dans les premiers jours de juin. — Voilà qui va bien, lui dis-je. Et toi?.. — Ohl moi, répondit-il avec un sourire qui exprimait à la fois la joie et la tris- tesse, moi, quel changement I., je suis fou... une femme... Ary, je suis bien heureux ou bien malheureux I Quel nom donner au bonheur qu'on a acheté par une mauvaise LA FILLE DE LILITH 87 action? J'ai trahi, j'ai désolé un excellent ami... j'ai enlevé, là-bas, à Constanti- nople, la... M. Safrac m'interrompit: — Mon fils, retranchez de votre récit les fautes des autres et ne nommez personne. Je promis d'obéir et je continuai de la sorte: — Paul avait à peine achevé de parler quand une femme entra dans la chambre. C'était elle, manifestement : vêtue d'un long peignoir bleu, elle semblait chez elle. Je vous peindrai d'un seul mot l'impression terrible qu'elle me fit. Elle ne me parut pas naturelle. Je sens combien ce terme est obscur et rend mal ma pensée. Mais peut- être deviendra-t-il plus intelligible par la suite de mon récit. En vérité, dans l'expres- sion de ses yeux d'or qui jetaient par mo- ments des gerbes d'étincelles, dans la courbe de sa bouche énigmatique, dans le tissu de sa chair à la fois brune et lumineuse, dans le jeu des lignes heurtées et pourtant harmonieuses de son corps, dans la légèreté LA FILLE DE LILITH aériennne de ses pas, jusque dans ses bras nus auxquels des ailes invisibles sem- blaient attachées ; enfin dans tout son être ardent et fluide, je sentis je ne sais quoi d'étranger à la nature humaine, je ne sais quoi d'inférieur et de supérieur à la femme telle que Dieu Ta faite, en sa bonté redou- table, pour qu'elle fût notre compagne sur cette terre d'exil. Du moment que je la vis, un sentiment monta dans mon àme et l'em- plit toute : je ressentis le dégoût infini de tout ce qui n'était pas cette femme. En la voyant entrer, Paul avait froncé légèrement le sourcil; mais, se ravisant tout aussitôt, il essaya de sourire. — Leila, je vous présente mon meilleur ami. Leila répondit : — Je connais M. Ary. Cette parole devait sembler étrange, puis- que certainement nous ne nous étions ja- mais vus; mais l'accent lont elle fut dite élait plus étrange encore . Si le cristal pen- sait, il parlerait ainsi. LA FILLE DE LILITH 89 — Mon ami Ary, ajouta Paul, se marie dans six semaines. A ces mots, Leila me regarda et je vis clairement que ses yeux d'or disaient non. Je sortis fort troublé, sans que mon ami montrât la moindre envie de me retenir. Tout le jour, j'errai au hasard dans les rues, le cœur vide et désolé; puis, me trou- vant, par hasard, le soir sur le boulevard devant une boutique de fleuriste, je me rap- pelai ma fiancée et j'entrai prendre pour elle une branche de lilas blanc. J'avais à peine la fleur entre les doigts qu'une petite main me l'arracha et je vis Leila qui s'en allait en riant. Elle était vêtue d'une courte robe grise, d'une veste également grise et d'un petit chapeau rond. Ce costume de Parisienne en course allait, je dois le dire, aussi mal que possible à la beauté féerique de cette créature et semblait sur elle une sorte de déguisement. C'est pourtant en la voyant ainsi que je sentis que je l'aimais d'un inextinguible amour. Je voulus la 90 LA FILLE DE LIMIH rejoindre, mais elle m'échappa au milieu des passants et des voitures. A compter de ce moment, je ne vécus plus. J'allai plusieurs fois chez Paul, sans revoir Leila. Il me recevait amicalement, mais il ne me parlait pas d'elle. Nous n'avions rien à nous dire et je le quittais tristement. Un jour enfin, le valet de chambre me dit : « Monsieur est sorti. » Et il ajouta : « Monsieur veut-il parler à madame? » Je répondis oui. Ohl mon père, ce mot, ce petit mot, quelles larmes de sang pourront jamais l'expier? J'entrai. Je la trouvai dans le salon, à demi couchée sur un divan, dans une robe jaune comme l'or, sous laquelle elle avait ramené ses pieds. Je la vis... Mais non, je ne voyais plus. Ma gorge s'était tout à coup séchée, je ne pouvais parler. Une odeur de myrrhe et d'aromates qui venait d'elle m'enivra de langueur et de désirs, comme si tous les parfums du mystique Orient étaient entrés à la fois dans mes narines frémissantes. Non, certes, ce n'était pas là une femme LÀ FILLE DE LILITH 91 naturelle, car rien d'humain ne transparais- sait en elle; son visage n'exprimait aucun sentiment bon ou mauvais, hors celui d'une volupté à la fois sensuelle et céleste. Sans doute, elle vit mon trouble, car elle me demanda, de sa voix plus pure que le chant des ruisseaux dans les bois : — Qu'avez- vous? Je me jetai à ses pieds et je m'écriai dans les larmes: — Je vous aime éperdument I... Alors elle ouvrit les bras; puis, répandant sur moi le regard de ses yeux voluptueux et candides : — Pourquoi ne l'avez- vous pas dit plus tôt, mon ami? Heure sans nom! Je pressai Leila renver- sée dans mes bras. Et il me sembla que, tous deux emportés ensemble en plein ciel, nous le remplissions tout entier. Je me sen- tis devenir l'égal de Dieu, et je crus possé- der en mon sein toute la beauté du monde et toutes les harmonies de la nature, les étoiles et les fleurs, et les forêts qui chan- 92 LA FILLE DE LILITH tent, et les fleuves et les mers profondes. J'avais mis l'infini dans un baiser... A ces mots, M. Safrac, qui m'écoutait depuis quelques instants avec une impatience visible, se leva et, debout contre la chemi- née, ayant retroussé sa soulane jusqu'aux genoux pour se chauffer les jambes, il me dit avec une sévérité qui allait jusqu'au mépris : — Vous êtes un misérable blasphémateur et, loin de détester vos crimes, vous ne les confessez que par orgueil et par délectation Je ne vous écoute plus. A ces mots, je fondis en larmes et lui demandai pardon. Reconnaissant que mon humilité était sincère, il m'autorisa à pour- suivre mes aveux, à la condition de m'y déplaire. Je repris mon récit comme il suit, avec la résolution de l'abréger le plus possible : — Mon père, je quittai Leila, déchiré de remords. Mais, dès le lendemain, elle vint chez moi, et alors commença une vie qui me brisa de délices et de tortures. J'étais LA FILLE DE LILITH 93 jaloux de Paul, que j'avais trahi, et je souf- frais cruellement. Je ne crois pas qu'il y ait un mal plus avilissant que la jalousie, ni qui remplisse l'âme de plus odieuses images. Leila ne daignait même pas mentir pour me soulager. D'ailleurs sa conduite était inconcevable. Je n'oublie pas à qui je parle, et je me garderai bien d'offenser les oreilles du plus vénérable des prêtres. Je dirai seulement que Leila semblait étrangère à l'amour qu'elle me laissait prendre. Mais elle avait répandu dans mon être tous les poisons de la volupté. Je ne pouvais me passer d'elle, et je tremblais de la perdre. Leila était absolument dénuée de ce que nous appelons le sens moral. Il ne faut pas croire pour cela qu'elle se montrât méchante ou cruelle. Elle était, au contraire, douce et pleine de pitié. Elle n'était pas non plus inintelligente, mais son intelligence n'était pas de même nature que la nôtre. Elle par- lait peu, refusait de répondre à toute ques- tion qu'on lui faisait sur son passé. Elle ne savait rien de ce que nous savons. Par 94 LA FILLE DE LILITH contre, elle savait beaucoup de choses que nous ignorons. Élevée en Orient, elle con- naissait toute sorte de légendes hindoues et persanes qu'elle contait d'une voix mono- tone avec une grâce infinie. A l'entendre raconter l'aurore charmante du monde, on l'aurait dite contemporaine de la jeunesse de l'univers. Je lui en fis un jour la remarque. Elle répondit en souriant: — Je suis vieille, il est vrai. M. Safrac, toujours debout devant la che- minée, se penchait depuis quelque temps vers moi dans l'attitude d'une vive attention. — Continuez, me dit-il. — Plusieurs fois, mon père, j'interrogeai Leila sur sa religion. Elle me répondit qu'elle n'en avait pas et qu'elle n'avait pas besoin d'en avoir ; que sa mère et ses sœurs étaient filles de Dieu, et que pourtant elles n'étaient liées à lui par aucun culte. Elle portait à son cou un médaillon rempli d'un peu de terre rouge, qu'elle disait avoir recueilli pieusement pour l'amour de sa mère. A peine avais-je prononcé ces mots que LA FILLE DE LILITH 95 M. Safrac, pâle et tremblant, bondit et, iiie Dressant le bras, me cria aux oreilles : — Elle disait vrail Je sais, je sais main- tenant quelle était celte créature. Ary, votre instinct ne vous trompait pas. Ce n'était pas une femme. Achevez, achevez, je vous prie ! — Mon père, j'ai presque terminé. Hélas I j'avais rompu, pour Tamour de Leila, des fiançailles solennelles, j'avais trahi mon meilleur ami. J'avais offensé Dieu. Paul, ayant appris l'infidélité de Leila, en devint fou de douleur. Il menaça de la tuer, mais elle lui répondit doucement : » — Essayez, mon ami ; je souhaiterais mourir, et je ne peux pas. » — Six mois elle se donna à moi; puis, un matin, elle m'annonça qu'elle retournait en Perse et qu'elle ne me verrait plus. Je pleurai, je gémis, je m'écriai : — Vous ne m'avez jamais aimé I Et elle me répondit avec douceur : » — Non, mon ami. Mais combien de femmes, qui ne vous ont pas aimé davantage, 96 LA FILLE DE LILITH ne VOUS ont pas donné ce que vous avez reçu de moi I Vous me devez encore de la recon- naissance. Adieu. » — Je demeurai deux jours entre la fureur et la stupidité. Puis, songeant au salut de mon âme, je courus à vous, mon père. Me voici; purifiez, élevez, fortifiez mon cœuri Je l'aime encore I Je cessai de parler. M. Safrac restait pensif, le front dans la main. Le premier, il rompit le silence: — Mon fils, voilà qui confirme mes grandes découvertes. Voilà de quoi confondre la su- perbe de nos modernes sceptiques. Ecoutez- moi. Nous vivons aujourd'hui dans les pro- diges, comme les premier -nés des hommes. Écoutez, écoutez ! Adam eut, comme je vous l'ai dit, une première femme dont la Bible ne parle pas, mais que le Talmud nous fait connaître. Elle se nommait Lilith. Formée, non d'une de ses côtes, mais de la terre rouge dont lui-même était péiri, elle n'était pas la chair de sa chair. Elle se sépara vo^ lontairement de lui. Il vivait encore dans LA FU.LE DE LILITH 97 rinnocence quand elle le quitta pour aller en ces régions où les Perses s'établirent de longues années après et qu'habitaient alors des préadamiles plus intelligents et plus beaux que les hommes. Elle n'eut donc pas de part à la faute de notre premier père et ne fut point souillée du péché ori- ginel. Aussi échappa-t-elle à la malédiction prononcée contre Eve et sa postérité. Elle est exempte de douleur et de mort ; n'ayant point d'âme à sauver, elle est incapable de mérite comme de démérite. Quoi qu'elle fasse, elle ne fait ni bien ni mal. Ses filles, qu'elle eut d'un hymen mystérieux, sont immortelles comme elle et, comme elle, libres de leurs actes et de leurs pensées, puisqu'elles ne peuvent ni gagner ni perdre devant Dieu. Or, mon fils, je le reconnais à des signes certains, la créature qui vous fit tomber, cette Leila, était une fille de Lilith. Priez, je vous entendrai demain en confession. Il resta songeur un moment, de sa poche un papier, il rej 7S6 98 LA FILLE DE LILITH — Cette nuit, après vous avoir souhaité le bonsoir, j'ai reçu du facteur, qui s'était attardé dans les neiges, une lettre pénible. M. le premier vicaire m'écrit que mon livre a contristé Monseigneur et assombri par avance, dans son âme, les joies du Garmel. Cet écrit, ajoute-t-il, est plein de proposi- tions téméraires et d'opinions déjà condam- nées par les docteurs. Sa Grandeur ne saurait approuver des élucubrations si malsaines. Voilà e qu'on m'écrit. Mais je raconterai votre aventure à Monseigneur. Elle lui prou- vera que Liiith existe et que je ne rêve pas. Je priai M. Safrac de m'écouter un moment encore : — Leila, mon père, m'a laissé, en par- tant, une feuille de cyprès sur laquelle des caractères que je ne puis lire sont gravés à la pointe du style. Voici cette espèce d'amulette... M. Safrac prit le léger copeau que je lui tendais, l'examina attentivement, puis : — Ceci, dit-il, est écrit en langue persane LA FILLE DE LILITH 99 de la belle époque et se traduit sans peine ainsi : PRIÈRE DE LEILA, FILLE DE LILITH Mon Dieu, promettez-moi la mort, afin qm je goûte la vie. Mon Dieu, donnez-moi le re- mords, afin que je trouve le plaisir. Mon Dieu, faites-moi l'égale des filles d'Eve I A Ary Renan. LiETA AGILIA L^TA AGILIA I Lseta Acilia vivait à Marseille, sous Tibère empereur. Mariée depuis plusieurs années à un chevalier romain nommé Helvius, elle n'avait point encore d'enfant et elle souhai- tait ardemment d'être mère. Un jour qu'elle se rendait au temple pour adorer les dieux, elle vit le portique envahi par une troupe d'hommes demi-nus, décharnés, rongés de lèpre et d'ulcères. Elle s'arrêta effrayée sur le premier degré du monument. Lseta Acilia n'était point impitoyable. Elle plaignait le& pauvres, mais elle en avait peur. Or, elle n'avait jamais vu de mendiants aussi fa- 104 L^TA ACILIA rouches que ceux qui se pressaient en ce moment devant elle, livides, inertes, leurs besaces vides jetées à leurs pieds. Elle pâlit et porta la main à son cœur. Incapable d'a- vancer ni de fuir, elle sentait ses jambes fléchir, lorsqu'une femme d'une beauté écla- tante, se détachant du groupe des malheu- reux, s'avança vers elle. — Ne crains rien, ô jeune femme, dit cette inconnue d'une voix grave et douce, ceux que tu vois ici ne sont point des hommes cruels. Ils apportent, non la fraude et l'injure, mais la vérité et l'amour. Nous venons de Judée, où le fils de Dieu est mort et ressuscité. Quand il fut remonté à la droite de son père, ceux qui croyaient en lui souffrirent de grands maux. Etienne fut lapidé par le peuple. Quant à nous, les prêtres nous mirent dans un navire sans voiles et sans gouvernail, et nous fûmes li- vrés aux flots de la mer afin d'y périr. Mais le Dieu qui nous aimait en sa vie mortelle nous conduisit heureusement au port de cette ville. Hélas ! les Massaliotes sont avares, L^T ACILIÀ 105 idolâtres et cruels. lis laissent mourir de faim et de froid les disciples de Jésus. Et si nous n'étions réfugiés dans ce temple, qu'ils tiennent pour un asile sacré, ils nous auraient déjà traînés dans de sombres pri- sons. Pourtant il conviendrait de nous sou- haiter la bienvenue, puisque nous apportons la bonne nouvelle. Ayant ainsi parlé, l'étrangère étendit le bras vers ses compagnons, et, désignant cha- cun d'eux tour à tour : — Ce vieillard, dit elle, qui tourne vers toi, femme, son regard lumineux, c'est Cé- don, l'aveugle de naissance que le maître a guéri. Cédon voit aujourd'hui avec une égale clarté les choses visibles et les choses invi- sibles. Cet autre vieillard, dont la barbe est blanche comme la neige des monts, c'est Maximin. Cet homme jeune encore et qui semble si las, c'est mon frère. Il possédait de grandes richesses à Jérusalem ; près de lui se tiennent Marthe, ma sœur, et Mantille, la tidèle servante qui, dans les jours heureux, cueillait les olives sur les collines de Béthanie. 106 LJETk ACIL — Et toi, demanda Lœta Acilia, toi, dont la voix est si douce et le visage si beau, quel est ton nom ? La juive répondit : — Je me nomme Marie-Madeleine. J'ai deviné aux broderies d'or de ta robe et à l'innocente fierté de ton regard que tu étais la femme d'un des principaux citoyens de cette ville. C'est pourquoi je suis venue à toi, afin que tu émeuves le cœur de ton époux en faveur des disciples de Jésus- Christ. Dis à cet homme riche : « Seigneur, ils sont nus, vêtons-les ; ils ont faim et soif, donnons-leur le pain et le vin, et Dieu nous rendra dans son royaume ce qui nous aura été emprunté en son nom. » Lseta Acilia répondit : — Marie, je ferai ce que tu demandes Mon mari se nomme Helvius, il est cheva- lier et c'est un des plus riches citoyens de la ville; jamais il ne me refuse longtemps ce que je veux, car il m'aime. Maintenant tes compagnons, ô Marie, ne me font plus peur, j'oserai passer tout près d'eux, bien L^TA ACILI 107 que des ulcères dévorent leurs membres, et j'irai dans le temple prier les dieux immor tels, afin qu'ils m'accordent ce que je dé- sire. Hélas I ils me Font refusé jusqu'à ce jour!... Marie, de ses deux bras étendus, lui barra le chemin. — Femme, garde-toi bien, s'écria-t-elle, d'adorer de vaines idoles. Ne demande pas à des simulacres de marbre les paroles d'es- pérance et de vie. Il n'y a qu'un Dieu, et ce Dieu fut un homme, et mes cheveux ont essuyé ses pieds. A ces mots, des éclairs et des larmes jail- lirent ensemble de ses yeux, plus sombres qu'un ciel d'orage, et Lseta Acilia se dit en elle-même : — Je suis pieuse, j'accomplis exactement les cérémonies que la religion prescrit, mais il y a en cette femme un étrange sentiment de l'amour divin . Et la Madeleine poursuivit dans l'extase : — C'était le Dieu du ciel et de la terre, et il disait des paraboles, assis sur le banc 108 L^TÀ ACILIÀ du seuil, à l'ombre du vieux figuier. Il était jeune et beau ; il voulait bien être aimé. Quand il venait souper dans la maison de ma sœur, je m'asseyais à ses pieds, et les paroles coulaient de ses lèvres comme l'eau du torrent. Et quand ma sœur, se plaignant de ma paresse, s'écriait : « Nabi, dites-lui qu'il est juste qu'ellu m'aide à préparer le souper », il m'excusait en souriant, me gar- dait à ses pieds et me disait que j'avais pris la bonne part. On eût cru voir un jeune berger de la montagne, et pourtant ses pru- nelles jetaient des flammes pareilles à celles qui sortaient du front de Moïse. Sa douceur ressemblait à la paix des nuits et sa colère était plus terrible que la foudre. 11 aimait les humbles et les petits. Les enfants cou- raient au-devant de lui sur les routes et s'attachaient à sa robe. C'était le Dieu d'Abraham et de Jacob. Et de ces mêmes mains qui avaient fait le soleil et les étoiles, il caressait sur la joue les nouveau-nés que lui tendaient, au seuil des cabanes, les mères joyeuses. Lui-même, û était simple L^TA ACILIÀ 109 comme un enfant et il ressuscitait les morts. Tu vois ici, parmi nos compagnons, mon frère qu'il a tiré du tombeau. Regarde, ô femme ! Lazare conserve sur son front la pâleur de la mort et dans ses yeux l'horreur d'avoir vu les limbes. Mais depuis quelques instants Laeta Acilia n'écoutait plus. Elle leva vers la juive ses yeux candides et son petit front poli : — Marie, lui dit-elle, je suis une femme pieuse, attachée à la religion de mes pères L'impiété est mauvaise pour mon sexe. El il ne conviendrait pas à l'épouse d'un che* valier romain d'embrasser des nouveautés religieuses. J'avoue pourtant qu'il y a dans l'Orient des dieux aimables. Le tien, Marie, me semble de ceux-là. Tu m'as dit qu'il aimait les petits enfants, et qu'il les baisait sur la joue dans les bras des jeunes mères. A cela, je reconnais qu'il est un dieu propice aux femmes, je regrette qu'il ne soit pas en honneur dans l'aristocratie et parmi les fonctionnaires, car je lui ferais 7 110 hJETk ACILIA volontiers des offrandes de gâteaux au miel. Mais, écoute, Marie la Juive, invoque-le, toi qu'il aime, et demande-lui pour moi ce que je n'ose lui demander et ce (jue mes déesses m'ont refusé. Laeta Acilia avait prononcé ces paroles en hésitant. Elle s'arrêta et rougit. — Qu'est-ce donc, demanda vivement la Madeleine, et que manque-t-il, femme, à ton âme inquiète ? Se rassurant peu à peu, Laeta Acilia répondit : — Marie, tu es femme, et, bien que je ne te connaisse point, il m'est permis de te confier un secret de femme. Depuis six ans que je suis mariée, je n'ai point encore d'en- fant et c'est un grand chagrin pour moi. Il me faut un enfant à aimer ; l'amour que j'ai là au cœur pour le petit être que j'at- tends et qui ne viendra peut-être jamais m'étouffe. Si ton dieu, Marie, m'accorde, par ton entremise, ce que mes déesses m'ont refusé, je dirai qu'il est un bon dieu, et je l'aimerai et je le ferai aimer par mes amies, L.£TA ACILIA 111 qui sont comme moi jeunes, riches, et des premières familles de la ville. Madeleine répondit gravement : — Fille des Romains, quand tu auras reçu ce que tu demandes, qu'il te souvienne de la promesse que tu viens de faire à la servante de Jésus ! — Il m'en souviendra, répondit la Massa- liote. En attendant, Marie, prends cette bourse et partage avec tes compagnons les pièces d'argent qu'elle renferme. Adieu, je retourne dans ma maison. Dès que j'y serai, je ferai envo^^er à tes compagnons et à toi des corbeilles pleines de pains et de viandes. Dis à ton frère, à ta sœur, à tes amis qu'ils peuvent quitter sans crainte l'asile où ils se sont réfugiés et se rendre dans quelque hôtellerie des faubourgs. Helvius, qui est puissant dans la ville, empêchera qu'on leur fasse aucun mal. Que les dieux te gar- dent, Marie-Madeleine I Quand il te plaira de me revoir, demande aux passants la maison de Laeta Acilia ; tous les citoyens te l'indiqueront sans peine. II Or. à ii:i mois f»* là. Leîa. .Vrffsi. dijtttt îur ajL lit 'ie pciirçr* titir^ la ci-ar 4e a'a^niit point «ie i^iiis rtt qii»t sa mtîre dba»> Est 3iitr^jts. L'«aji «i*i la Y^apcî >faâ itÈ^ gaiftimeat. «t fur tneie airrfciit ii^c fe» àiuilks bmi^jHanrâa Jb tkkx fil^iillii aa sortir «is it^rptc^ la ^ bnâ sirsLtaïQiî »:Hî§sê ica thag?:, pmoBeaa a» rcgvéi aoujor 1 dili» dt jcuspen de joîe et DU *"'iiiiyiiiiiwiiiii1 à oianis' rBuruilk, •f£ Jt Juatmax. ^ "^snsvuiltUHsnl % r^BFRÛJOitmiifieia ùtlmàBan utiaiiQu Lqùil ifliioifiRMir ji nnife>. gcx if^ i>flii: iHiimtî: nLuiK ^jtiilif •oetotH^ luim^ ixl ictâfuut&c ai] riant. EUh^ •fOi !3ii!ib mil. ifDinr ieenut -A Tt l am 4iiir «Cifcttl! ut jtaixi innmic àt iHiunn^ ~ mit itmixut titninc«?t jjuiH nû» ^mit «miit luitst^ «inuiiuiUH v/tr dttwflm tuaitoi: jamwŒT*' àt cmiOR^ tri|«'iiinuii: {nuur^ ttt rmiri m m liiauiiî. 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